Celui de mes romans qui a le plus de chances de paraître avant les autres n'est pas le premier terminé, loin de là. J'essaie quotidiennement de faire abstraction du fait que les quatre premiers n'ont toujours pas trouvé d'éditeur(s), malgré une qualité au moins reconnue par des lecteurs neutres et au-dessus de tout soupçon de complaisance...
D'une certaine façon, cette situation est irrationnelle. Et d'une certaine façon, j'en souffre. J'ai tellement hâte, contrairement à des amis écrivains déjà publiés, qu'on dise du mal de moi dans la critique !
C'est pourquoi la parution annoncée de mon "premier roman" me laisse un goût ambivalent, d'un côté l'amertume et la déception que les précédents restent en rade ; de l'autre côté la joie et la reconnaissance envers l'éditeur qui a osé parier sur ce récit. Par principe, c'est le positif qui l'emporte.
Puisqu'il s'agit de lui, et d'aucun autre, voici un extrait conséquent de "demain, le ciel sera orange", qui est entré depuis un mois dans la phase ultime de révision avant l'heure de vérité.
Contexte : Taa Taa a été choisi pour être le nouveau maître du monde. Il est très inexpérimenté et une assemblée des sages se réunit tous les soirs après qu'il a officié, pour parler de son cas et préparer le lendemain. L'extrait suivant est tiré du chapitre 3, lors de la réunion qui suit le premier jour de gouvernance de Taa Taa.
Extrait
Quelque part dans le palais...
En tous points semblable à la salle principale du dôme de la gouvernance, cette rotonde est plus petite. Dans sa persistance verte du crépuscule, le ciel donne à tous les présents l'apparence d'un cercle de malades en réunion.
Ils sont tous pareils à Paw, onze êtres petits, ventrus, les joues pleines... En réalité, ils lui ressemblent tellement qu'il est particulièrement difficile de les distinguer. On dirait la réplique fidèle du même personnage. Des sortes de clones, en somme...
Le servant Paw fait son rapport, un très long discours dans lequel il détaille fidèlement toute la journée de gouvernance, de l'arrivée du maître du monde jusqu'à son départ. Pendant qu'il parle, les onze autres restent parfaitement immobiles et muets. Le compte-rendu du servant ne contient aucune emphase, pas même un minuscule jugement personnel. Que des faits froids et des morceaux de dialogue retranscrits au mot près.
(...)
"Ce que tu dis, Paw..."
Tous les regards sont posés sur le personnage désigné, lequel vient de terminer son premier rapport. Il a décrit le nouveau maître du monde avec une notable absence de subjectivité.
(...)
"Ce que tu nous dis est intéressant. Apparemment, ce Taa Taa est différent de tous les autres. Si je t'ai bien compris, c'est la première fois qu'un gouvernant a de la distance par rapport au pouvoir dont il dispose.
- C'est plus que de la distance, Naw, si tu me permets d'intervenir ainsi.
- Je te le permets, Paw. Poursuis.
- Il est évident que ce jeune homme souffre de ce qu'il a découvert au dôme, bien qu'il n'ait vu que très peu de choses. Il n'est pas envahi par l'excitation du pouvoir. Pire, plus je lui disais qu'il pouvait décider ce qu'il voulait et moins il prenait de décisions.
- Tu y vois un risque ?
- J'en vois un premier, qui est son renoncement éventuel. Il faudra être vigilant. Il essaiera peut-être de ne pas revenir. Cela ne s'est certes jamais produit mais le danger me paraît réel."
La remarque provoqua un subtil brouhaha dans les rangs du conseil. Paw tint à nuancer son propos, comme leur protocole lui suggérait sans l'y obliger.
"Il s'agit bien entendu de demander l'avis de l'Observateur.
- C'est bien naturel. Alors, Daw, qu'as-tu remarqué qui nous édifie ?"
Le dit Daw se racle l'arrière de la bouche et joint ses doigts sans les croiser. Son attitude est bien plus pontifiante que celle de Paw, ainsi que le ton de sa diatribe.
"D'après ce que j'ai vu..."
Daw suspend son propos, plisse les yeux et dessine d'étranges moulinets avec ses poignets comme s'il peignait des arabesques devant ses interlocuteurs. Personne n'interrompt son silence car tout le monde connaît sa propension à ratiociner dans le cabotinage.
"Je suis en accord avec Paw sur le constat. Ce garçon est visiblement effrayé et mal à l'aise. Le mouvement de ses mains et de ses yeux ainsi que de nombreux micro-tics l'accréditent sans contestation. Toutefois..."
Nouveau silence rhétorique ; les arabesques prennent encore plus d'ampleur et se moirent de vert par le jeu du rayonnement crépusculaire.
"Toutefois il reviendra forcément. Car ce garçon voudra savoir pourquoi il a été choisi et quel est le cœur de sa fonction.
- Tu veux dire qu'il finira par faire les mêmes demandes que les autres ?
- Non, ce n'est pas mon sentiment. Ce garçon est différent de ses prédécesseurs. Il s'intéressera davantage à la nature de ses prérogatives qu'au contenu de ses décisions.
- Ce serait unique, en effet. Mais très surprenant, selon moi. Sur quoi se fonde ton impression si ce n'est sur des apparences ?
- Une intuition. Ou encore plus fort, une prédiction.
- Mais encore ?
- Je serai bref : Il reviendra et il voudra tout savoir car ce garçon est romancier, et l'un des plus fameux.
- Mouais, ça c'est ce qu'on voudrait qu'il croie... grogne Paw sans amabilité.
- Peu importe ce que l'on veut... C'est ce que LUI croit. Pour LUI, il est romancier donc il l'est. Vallaay erg Seraay !
- Tu fais exprès d'utiliser la langue des origines...
- Je le fais exprès ! coupa Daw. De toute façon, comment veux-tu qu'il soit à l'aise alors que tu essaies sans arrêt de l'influencer ? « Et si nous ouvrions le dossier charouin, mon jeune ami ? » Je te cite... et ce n'est pas tout !
- Nous avons chacun notre style, je te le rappelle.
- Parlons en de ton style ! As-tu oublié qui tu étais toi-même avant d'être...
- Paix à vous deux !'" hurlèrent dix voix simultanément.
Les deux servants étaient réellement en train de se déchirer verbalement. L'intervention de tous les autres en même temps indiquait qu'ils étaient sur le point de se toucher !
"Certaines choses ne devraient pas être proférées en pleine assemblée, vous le savez très bien ! ajouta Naw en bon chef de séance. Si ce garçon est aussi spécial qu'il en a l'air pour le moment, il faut absolument faire en sorte qu'il aille le plus loin possible... mais surtout qu'il en prenne l'initiative seul. Paw, écoute... Daw n'a pas totalement tort, il faut lui laisser plus d'initiative, plus de temps. Il n'est pas rapide ? Soit, nous avons tout notre temps...
- Nous n'aurons que quarante-neuf jours.
- Aucun autre n'est allé au terme, dois-je vous le rappeler ? Et aucune loi n'est éternelle. Cette règle des cinquante jours est théorique...
- C'est ça. Et c'est toi qui vas aller le répéter au Suprême ?
- Je ne voulais pas dire cela, Maw. »
Paw et Daw ne s'asticotent pas par hasard ni par haine. Aucun des douze personnages n'en déteste un autre, au demeurant. En réalité, les rôles de servant et d'observateur sont paradoxalement aussi conflictuels que complémentaires. Les servants n'aiment généralement pas qu'on les observe, alors que c'est le maître du monde qui est le seul visé. Quant aux observateurs, ils pâtissent de leur passivité alors qu'ils préféreraient être au bord de la serre-piscine du dôme, nageant entre les dauphins et les sirènes en mangeant des beignets de fleurs d'acacia en compagnie de leurs camarades provisoirement oisifs.
Ah... des beignets de fleurs d'acacia... au milieu des sirènes...
C'est ainsi que s'achèvent les conflits quotidiens lors des réunions du conseil des clones. Il leur suffit de penser à leur activité favorite, puis de s'y adonner. Taa Taa en serait vert de jalousie, malgré l'étendue de ses nouveaux pouvoirs.
Demain le ciel sera orange, chapitre 3, Sébastien Haton
Nous croisons tous les doigts pour toi. Néanmoins le travail le plus difficile est déjà réalisé, celui de l'écriture du roman. Ensuite la publication peut demander un peu plus de temps que prévu. Il ne faut surtout pas se décourager.
RépondreSupprimerBravo!!!
RépondreSupprimerP.:)))
Publication est un mot magnifique. Ne pleure pas sur le reste. Tu es d'un tempérament optimisite. ;)
RépondreSupprimerMerci pour tes mots apaisants, Patrick, je crois que j'avais envie de lire un ou deux commentaires rassurants sur la question ;))
RépondreSupprimerMerci, Pomme ! La chose se rapproche...
Tu as raison de souligner ce fait, Martine. D'ailleurs, ma patience est le pur reflet de mon optimisme... mais bon, c'est vrai qu'il m'arrive d'avoir un petit coup de blues... C'est gentil d'avoir glissé ce petit mot ici.
Et merci aux deux autres formidables personnes qui m'ont laissé leur commentaire par courriel. J'avais sans doute besoin qu'on m'écrive de ne pas me décourager et que ces délais sont normaux. Je le sais, mais hier je l'avais oublié...
J'apprécie le clin d'œil... (tout féroce et appuyé qu'il soit, c'est de bonne guerre) et enregistre la bonne, l'excellente nouvelle, dont je me réjouis avec toi : une publication ! En revanche, je ne comprends pas pourquoi il serait domageable que le roman publié ne soit pas le plus récent... Bref. Puisque je me sens harponnée, je me permets de répondre plus en détail :
RépondreSupprimerIl me semble normal et sain d'avoir hâte qu'on parle de toi, "même en mal" comme tu le dis plaisamment... C'est tout le mal que je te souhaite, sincèrement.
Mais supporter plus ou moins bien la critique ne relève pas, hélas, d'une position déterminée, d'un choix délibéré, d'une posture sociale. C'est davantage affaire de caractère, de tempérament. L'artiste est un solitaire qui s'expose, il n'y a pas de plus grand écart. Chacun se débrouille avec ça comme il peut, me semble-t-il... Puisque sembles disposé à la sagesse et à l'optimisme, confiant en ton travail, on ne peut donc que pronostiquer un bel épanouissemernt, une grande sérénité face à la critique. Mais accepte pour le moins de considérer que chacun n'est pas né, hélas, avec les mêmes dispositions affectives et psychologiques.
Une dernière chose : La publication est pour un écrivain, le but à atteindre, puisqu'elle donne la possibilité d'être lu, le succès peut en être un autre, pour certains ambitieux (et pourquoi pas ?) mais le vrai bonheur, la vraie richesse, la vraie récompense, elle est dans l'écriture. L'acte seul d'écrire nous transporte, nous délivre. Tu le sais bien, puisque tu le vis. Ça ne veut pas dire qu'il faut s'en contenter, certes. Mais ce que je veux dire, c'est qu'il serait vain d'espérer plus grand bonheur que celui-là (à part peut-être, celui d'être aimé des siens).
bises
mmmh! Beaux extraits. J'aime ce fragment : "dessine d'étranges moulinets avec ses poignets comme s'il peignait des arabesques devant ses interlocuteurs."
RépondreSupprimerJ't'envoie des vibes positives du Québec, avec un peu de vent froid : ça va marcher!
>"Pendant qu'il parle, les onze autres restent parfaitement immobiles et muets."
RépondreSupprimerPour ma part, cet extrait m'a figé.
Chère Anne, comme nous avons discuté hors blogue, je ne vais pas trop revenir sur le sujet... Tu sais en quelle estime je tiens tes écrits et ta personne :)
RépondreSupprimerCeci dit, les lièvres que tu lèves méritent sans doute un petit post un de ces jours ;) Il se trouve que j'ai connu la critique à tous les niveaux, en tant que personne, en tant qu'homme, en tant qu'enseignant, thésard, chercheur... Elle ne m'a jamais blessé parce qu'elle m'a souvent permis de progresser.
Et ton dernier paragraphe est d'une effarante justesse, méritant à lui seul un développement plus important !
Bises à ta tribu.
Merci tout plein, patty, tous les vents du Québec me sont doux, malgré leur température :))
Ah, Vincent, j'espère qu'il ne t'a pas mis en canne par-dessus le marché... ;))
Félicitation en tout cas, c'est déjà un beau début! Et puis tu verras, après ce commencement tu te feras ta petite place et tes 4 autres bouquins seront automatiquement publiés. Et de plus je crois que bcp d'écrivains célèbres ont galéré au début, jusqu'à ce que leur talent soit reconnu! Bonne journée!
RépondreSupprimerMerci de ce petit mot qui fait plaisir, Blomma :))
RépondreSupprimerAu fond, je ne suis pas spécialement inquiet... mais malgré mon optimisme naturel, il m'arrive certains jours de souffrir d'une légère impatience passagère... ;)
s.