lundi 22 novembre 2010

Chute sur l'empire des empaillés

Un copier-coller rapide, ça ne fait pas mal.
Et un long extrait d'un roman en cours, la chute de l'empire, dont je ferai l'état d'avancement quand j'aurai 2 mains.
Attention, c'est de l'épais :

Dans le salon, H.B. Martin expose une imposante galerie de portraits photographiques appartenant à toutes les familles du pays. Les images qui ornent la moitié des murs représentent à peu près tous les assassins réels ou présumés de la nation. Des pastilles de couleur mettent en exergue la situation connue de ces personnages : bleue pour en fuite, rouge pour incarcéré, noir pour en liberté, jaune pour innocenté. Les décédés sont décrochés et encartonnés dans le grenier. Le vieux policier n'éprouve aucune émotion particulière à côtoyer l'image des tueurs les plus dangereux. Au contraire, cela l'aide à se concentrer et, parfois, à suivre une piste à laquelle il n'aurait pas pensé. En face, sur les deux autres murs, il a épinglé des photos de victimes, qu'il supporte avec autant de détachement. La vérité est qu'il accomplit chez lui ce qu'on lui interdit au bureau, sous prétexte que cela dérangerait ses collègues.
Chacun sa manière de travailler. Moi, il faut que je voie !
H.B. Martin sait bien que certains tueurs en série exposent eux aussi des photographies sur leurs murs, des portraits de victimes, de futures victimes ou de victimes fantasmées. À aucun moment, cependant, le vieux policier ne se sent proche de ces types qu'il traque depuis si longtemps. La collection d'images l'en éloigne, au contraire, en le plaçant en dehors du jeu. Il ne ressent ni dégoût ni excitation, juste une curiosité intellectuelle presque froide, un pragmatisme primaire. Tous les enquêteurs devraient être comme Harriettass Boyleltong Martin. C'est à tout le moins ce qu'il pense. Ses collègues croient exactement le contraire. Un seul suffit. Un c'est bien, il en faut, mais ça suffit.

Sur les photographies des pièces de vie, aucune ex-femme, aucun enfant, pas même sa maman n'a sa place. On les retrouve dans la chambre, sur sa table de chevet, seul lieu réellement intime de l'endroit.
Harriettass Boyleltong a eu des familles, des liaisons, une descendance, personne cependant qui pût continuer à vivre au milieu des tueurs et des morts.
Et ces vivants de cœur qu'il ne voit presque plus, ces femmes et ces enfants si chers, il les fait vivre à sa façon...

« Tu en penses quoi, toi, Maurice ?
- ...
– Tu crois vraiment ? Mais regarde les victimes : pas de femme, pas de malfrat, pas d'homme politique, pas d'amant vigoureux... que des intellectuels qui écrivent l'histoire des mondes anciens. C'est peut-être un tueur en série mais c'est son cerveau qui commande.
– ...
– Tu sais, une perversion sexuelle ne se manifeste jamais sur une notion abstraite. Il faut un détail, une concrétion qui la motive. On ne peut pas violer une abstraction.
– ...
– Tu as raison, au fond. Je vais faire un café très fort. »

Une seule personne put jamais comprendre que Martin parle à ses animaux empaillés comme s'il s'agissait de sa famille. Dommage qu'elle ait voulu divorcer si tôt.

« Elle ne supportait qu'on l'appelle madame Martin. Ne rigole pas, Maurice, il n'y a vraiment pas de quoi. Tu crois qu'on peut divorcer pour une raison aussi futile ? »

Comme Maurice le marcassin ne grouine pas de réponse intelligible, H.B. Martin poursuit son dialogue tout seul.

« C'est pourtant la vérité, mon vieux, tu le sais. Toi, tu es là depuis combien ? Douze ans ? Treize ? Oui, c'est ça... Treize ans, tu te rends compte ? Tu te barrerais si je t'appelais Maurice Martin ? »

L'air profondément concentré de Maurice semble indiquer que non, il ne partirait pas pour si peu, lui.
La niche du marcassin n'est pas le seul repaire animal de la salle à manger. Abélard le renard a son terrier ouvert en face de lui... et la tête d'Edmond le chevreuil n'a de cesse de mettre son grain de sel dans les pensées de la troupe depuis la cuisine. Edmond a l'immense privilège de garder le réfrigérateur mais il souffre de l'éloignement.

« Les gars, je ne vois aucune punaise bleue, noire ou jaune capable de se débarrasser en série de spécialistes de Rome.
- ...
– Je ne crois pas, Ab' »

Abélard le renard garde la gueule ouverte depuis des années, la faute à un stupide accident de chasse... Ce couillon d'Abélard poursuivait le même lapin qu'un des voisins de l'agent Martin.

« Je ne crois pas à la théorie du complot, tu le sais parfaitement.
- ...
– Mais je te rejoins au moins sur deux points, Ab' : il n'y a pas de hasard, il ne s'agit pas de meurtres isolés et coïncidents. Par ailleurs, il est peu probable qu'il y ait un seul type dans le coup.
– ...
– Oui, je sais, c'est ce qu'on pourrait appeler un complot, ou une conspiration, ou un agrégat de personnes ayant des intérêts communs. Puisque tu es si malin, tu as d'autres idées ? »

On entend souvent que tout le monde croit tout savoir, de nos jours. Harriettass Boyleltong Martin pense précisément le contraire : il croit que la philosophie du doute est devenue une doctrine, puis une maladie infectieuse. Après quarante d'expérience d'interrogatoires et d'introspection, il a cru voir ramper la maladie qui se répand jusque dans les séries télévisées : tout le monde pense que tout le monde ment. Certains douteurs extrémistes réinterrogent leurs propres souvenirs pour être sûrs qu'ils sont exacts.
Et pour les plus malades d'entre eux, le facteur humain ne représente plus rien, alors ils interrogent les bactéries, les microfibres, les micro-particules... Un interrogatoire n'est lors plus mené pour faire émerger la vérité mais pour la faire avouer, parce que les enquêteurs la connaissent déjà.
C'est le triomphe de la matière sur l'esprit. C'est l'avenir, c'est un présent qui fut le futur craint ou espéré par beaucoup dans un passé pas si lointain.
Dans ce concert domestico-philosophique, les animaux empaillés ne sont pas à court d'idées raisonnables. Ceux d'Harriettass sont encore plus bavards qu'ingénieux, c'est dire s'ils ont des parlotes en réserve.

« Tu dis, mon vieux ?
- ...
- Les empreintes ? Tu te souviens du décret du 30 janvier 2011, Abe ?
- ...
– Je te le ferai relire. En résumé, il dit que toute trace physique laissée sur les lieux d'un crime est considérée comme « du corps privé de son propriétaire ».
– ...
– C'est tout à fait ça, on n'a pas le droit de relever une empreinte digitale si celui qui l'a laissée n'est pas d'accord. Le serpent qui se mord la queue. »

Une liqueur de figue ramenée spécialement du Maroc est dégustée à même la bouteille...

« A cause de cette loi de fumiste, des types comme moi ont été remis en service... C'est ce que croient les imbéciles qui regardent la télé, en tout cas. Comme si j'avais quitté la scène... Mais surtout Prestadieu, Dridaine et consorts peuvent patauger dans les indices en en n'ayant rien à foutre ! »

Abélard se tait prudemment. Il est rusé, Abélard, il sait très bien que ce décret du 30 janvier 2011 n'existe que dans l'esprit abîmé d'alcool de son maître bien aimé. Il l'observe se décrépir, se vautrer, s'avachir le long de ses bouteilles. Il le voit ramper dans des délires de moins en moins professionnels à la recherche de tueurs depuis longtemps tués eux-mêmes. Il le sait vivant un pied chez Orwell, deux orteils chez Huxley et les trois autres dans la tombe.

« Je suis pas un mort-vivant, les gars ! » beugle le policier en lançant sa bouteille en direction d'un des animaux de la maison... et le ratant.
« Je suis pas mort mais vous si ! Vous, vous êtes des foutus bestiaux empaillés ! Je vous ai peut-être tiré d'un mauvais pas mais vous étiez pas éternels ! Foutus bestiaux, même morts faut qu'ça la ramène ! »

Abélard sait que la crise ne résistera pas aux heures qui passent. Il admet que le vieux l'insulte parce qu'il sait que la lumière jaillira peut-être dans son cerveau noyé.

« Vous m'emmerdez, tiens ! On peut jamais discuter avec vous ! Faut toujours que vous me traitiez d'alcoolo ! Mais je ne suis pas un alcoolo, moi ! Je suis un buveur cérébral ! Je nourris mes neurones, je les réveille, je les stimule ! Si les truands le savaient, ils feraient interdire l'alcool dans les magasins que je fréquente ! Ou ils commenceraient par rétablir la prohibition, ouais ! Je bois u-tile, moi ! »

Abélard préfère se taire. Un jour, son maître l'avait mis dans le faux réfrigérateur, celui dont la porte ne mène pas au froid mais à d'autres pièces de la maison. Des méthodes de serial killer dans une tête de vieux flic...

« D'toute façon, j'ai pas besoin de vous pour résoudre l'affaire. Je sais qui a fait le coup, c'est ce vieux débris de Mald'Huy. J'ai qu'un coup d'fil à passer et j'aurai les coudées franches. En tôle, le vieux salopard ! »

Abélard le renard, Maurice le marcassin et Edmond le brocard laissent l'orage s'éteindre tout seul. Ils ont l'habitude, ils savent que dans une poignée de minutes leur maître aura baissé les stores et cessé de s'intéresser au monde réel pour des paradis perdus depuis longtemps.
Si seulement il pouvait arrêter de boire, pense un des trois.
Tu plaisantes ? Il ne serait plus bon à rien...
Et dort le maître des empaillés sur ses neurones en glu...

La chute de l'empire, chapitre 3, Sébastien Haton

4 commentaires:

  1. Intéressant ce lien que tu fais entre le tueur en série qui expose des photos sur le mur et le policier qui "contemple" les photos de tueurs sur le mur...

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  2. J'avoue que j'ai eu cette idée à partir d'un épisode de fiction filmée, mais je ne sais plus lequel...

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  3. Il n'est pas facile de donner un avis circonstancié à la simple lecture d'un extrait. Néanmoins ce que je peux dire c'est que le nom du personnage Harriettass Boyleltong Martin est très bon. J'imagine facilement, dans quelques années, vos fidèles lecteurs attendrent, avec impatience, la sortie de la dernière enquête du célébre H.B. Martin. Cothraige

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  4. Je vous suis, Cothraige. J'accepte votre augure avec enthousiasme et espérance !
    Quant au nom du héros, il a une origine... que j'hésite à mettre en ligne pour ne pas gâcher les lecteurs d'un éventuel futur roman.
    Bien à vous et merci pour vos mots,
    sébastien

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