Voici la suite de l'extrait de l'acheteur d'allumettes I, lequel parle donc de la forêt au soleil, sous la pluie et entre deux. Comme le tout était fort long, le début du passage a été posté il y a trois jours. Il faut le lire avant ce qui suit :
(...)
Ensuite c'est le terrain qui change. Vous glissez là où vos pas accrochaient. Des flaques naissent ici et là, et parfois résistent au soleil revenu. Les formes sont également altérées. Les rayons lumineux rendent le terrain anguleux, les lignes sèches au double sens du terme. La pluie au contraire arrondit le paysage autant qu'il courbe la végétation. C'est comme regarder au travers d'un prisme circulaire.
Ce sont aussi les bruits qui se transforment. Vous n’entendez presque plus que le son continu de l’eau qui frappe mais, en tendant bien l’oreille, vous percevrez des variations entre la pluie qui heurte les cimes, celle qui parvient jusqu’au sol et l’eau qui dégoutte des branches et des feuilles. Votre propre voix vous parviendra étouffée, comme sortie d’une baignoire.
Et enfin la vie bascule. Vous, l'humain, êtes le seul animal à sortir par tous les temps, adaptant parfois votre pelage aux conditions atmosphériques. Les autres animaux s’abritent s'ils sont adeptes du sec, ou à l'inverse sortent pour enfin profiter de l'humidité qui les fait vivre. Les escargots, les limaces, les grenouilles jouent à surgir de nulle part à la première goutte. Quand l’orage approche, les insectes volants se jettent sur vous, allant rejoindre on ne sait quelle cachette. Les mouches avant la pluie nous prennent peut-être pour les Dieux responsables du "mauvais temps". Dans la forêt, le temps n’est jamais mauvais, ce sont plusieurs mondes qui se succèdent. Parfois ils se chevauchent, lorsqu'à la faveur d'une éclaircie ou d'un début d'averse les deux mondes se croisent en se regardant à travers l’arc-en-ciel.
Chez mes grands-parents, j'avais toujours eu cette sensation. A presque trente ans, cette perception diphasique ne m'a pas quitté.
Je connais aussi le même territoire sous la neige, quand elle tombe, quand elle est tombée, quand le ciel est gris mais qu'il ne pleut pas... Ce sont mille forêts qui s'offrent au regard de qui l'aime.
A chaque pas, je redécouvrais les chemins arpentés quelques jours auparavant. Je fus obligé de vérifier mon trajet sur la carte plusieurs fois avant de me convaincre que j'étais déjà passé par ici ou par là...
Malgré mon plaisir d'être là, j'étais trempé jusqu'aux os. Au bout d'une heure d'avancée, je compris que je n'irais pas plus loin. Sinon Raymonde serait obligée de me garder tout l’été près de la cheminée, une couverture sur le dos ; elle me ferait des grogs avec des drôles de plantes et viendrait s'inquiéter à chaque quinte de toux.
Demi-tour.
Deux heures perdues, j'étais trempé comme une soupe et furieux comme un légume bouilli. Raymonde m'accueillit sur le pas de la porte. J'étais certain qu'elle m'attendait depuis mon départ.
"Je me suis dit : Peut-être qu'il a trouvé un abri. Y a bien une ou deux maisons abandonnées par là-haut... ou alors une caverne mais elles sont beaucoup plus haut. Parce que les arbres sont tellement saturés qu'il vaut presque mieux être à découvert quand ça tombe comme ça.
- C'est vrai...
- Allez, tu vas te changer et tu reviens te chauffer près de la cheminée. Je n'aime pas te savoir dehors par un temps pareil.
- D'accord...
- Et ramène tes vêtements mouillés. On les fera sécher au feu.
- D'accord."
Je lui disais d'accord alors que je pensais cause toujours. J'accepterais de me faire materner par respect pour l'instinct protecteur de la fermière mais j'aurais préféré être là-haut au cœur du vallon des Sources, sous le Rocher du Passant, et me retrouver nez à truffe avec des bêtes sauvages au pelage mouillé qui se serreraient les unes contre les autres au fond d'une grotte.
L'acheteur d'allumettes, chapitre 28, Sébastien Haton
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